Si des agglomérations plus petites sont équipées d'un métro, Bordeaux, elle, n'en a pas. La capitale girondine a bien développé un projet de métro à partir de 1986, mais l'idée a été abandonnée en 1994 au profit du tramway qui a fait son grand retour dans les rues. Pourquoi n'y a-t-il pas encore de métro à Bordeaux alors que l'idée est à nouveau évoquée face à la densification de la ville, aux embouteillages et aux enjeux climatiques ?
Histoire de fins de règne
Jacques Chaban-Delmas, maire de Bordeaux et président de la Communauté urbaine à plusieurs reprises, a mis fin à l'exploitation du tramway à Bordeaux en 1958. Pas question pour lui de le voir à nouveau sillonner la ville, malgré les invitations de l'Etat à relancer le tramway. Cette opposition au tramway se retrouve même (volontairement ?) dans la statue de Chaban-Delmas, qui détourne son regard du tramway qui circule pourtant à côté sur la place Pey Berland !
Lorsqu'il a avancé l'idée d'un métro en 1986, Chaban avait déjà 71 ans et régnait sur le Palais Rohan depuis 39 ans. Bien qu'il ait été réélu en 1989, c'était un climat de fin de règne. De quoi sans doute attiser certains appétits dans la majorité et de quoi aussi fragiliser certaines allégeances.
...c'était un climat de fin de règne. De quoi sans doute attiser certains appétits dans la majorité et de quoi aussi fragiliser certaines allégeances.
D'ailleurs, lors du vote qui a définitivement enterré le métro à Bordeaux en 1994, plusieurs voix de la majorité manquent. De plus, le "Monsieur Métro" à la CUB était Jacques Boissieras, maire d'Artigues-près-Bordeaux, depuis 1959. Les élections municipales de 1995 ont été un tournant : Jacques Chaban-Delmas se retire de la vie politique et Jacques Boissieras échoue à conserver la mairie d'Artigues. Le métro a donc perdu ses deux principaux promoteurs.
La revanche de la périphérie
Le métro imaginé par Chaban était un projet sur le temps long, centré sur Bordeaux. Pourtant, la ville de Bordeaux était l’homme malade de l’agglomération puisqu'elle perdait des habitants au profit de sa périphérie depuis plusieurs décennies, ce qui alimentait déjà ce phénomène d’étalement urbain dont on semble se rendre compte seulement aujourd’hui. Les opposants au métro n’ont alors pas manqué de flatter l’orgueil des vingt-six autres communes de la Communauté urbaine et de nourrir leurs ambitions.
Les opposants au métro n’ont alors pas manqué de flatter l’orgueil des vingt-six autres communes de la Communauté urbaine et de nourrir leurs ambitions.
Leur message était clair : vous allez payer à un centre en déclin un métro, alors que vous pourriez avoir le tram devant chez vous en périphérie.
Or, s'il promet à Chaban de mener à terme le projet de métro, Alain Juppé doit nouer des alliances avec des maires de la périphérie pour s'imposer à la tête de la Communauté urbaine. Et il doit faire vite pour avoir un bilan à défendre lors des prochaines échéances électorales. Avec la cagnotte constituée pour réaliser 11 kilomètres de métro, et en moins de temps, Alain Juppé a pu mettre à son crédit 44 kilomètres de tram innervant le centre mais aussi la périphérie. Dans ce contexte politique et démographique, le métro n'avait aucune chance.
Une bonne dose de mauvaise foi
La stratégie de communication des opposants au métro a été particulièrement efficace, même si elle reposait sur beaucoup de mauvaise foi.
Alors que les opposants au métro appâtaient la périphérie avec la promesse d'une desserte future en tram, les mêmes affirment aujourd'hui qu'un tramway à Saint-Médard ou à Gradignan n'a pas de sens, critiquant le "tramway des maires". Mais ce sont bien les opposants au métro qui ont ouvert l'appétit de tous ces maires en leur faisant miroiter un tram dans leur commune pour tuer le projet de métro à Bordeaux.
De plus, Chaban-Delmas s'est peu impliqué dans les débats métro/tram et a laissé le champ libre aux pro-tramway. En réalité, ces derniers se gardaient bien alors d'utiliser le terme "tramway" et préféraient communiquer sur la mise en place d'un "métro léger".
Pour défendre le tramway contre le métro, il ne fallait donc surtout pas parler de tramway. C’est ainsi que le "tramway" est devenu un "métro léger".
Dans les années 1980, le métro était à la mode, le tramway beaucoup moins. Lyon et Marseille venaient d'inaugurer leur métro et Toulouse, Rennes et Strasbourg projetaient leur propre réseau. En revanche, à Nantes, un maire a fait le choix du tramway en 1983 et a perdu les élections suivantes. Pour défendre le tramway contre le métro, il ne fallait donc surtout pas parler de tramway. C’est ainsi que le "tramway" est devenu un "métro léger". Cette belle manœuvre a laissé entendre que le tramway avait tous les avantages du métro mais pour moins cher. Evidemment, ils n'ont pas dit que l'exploitation de leur "métro léger" serait plus coûteuse et plus fragile ni que la capacité de leur "métro léger" serait beaucoup plus faible.
Et maintenant ?
Si le contexte n'était pas favorable au métro dans les années 1980 et 1990, la situation est très différente aujourd'hui. La question n'est plus de savoir s'il y aura un métro à Bordeaux mais quand.
L'échec de l'optimisation du réseau de tramway
Le tramway est un outil formidable ; on a seulement eu trop tendance à croire qu’il était la solution miracle à tous les problèmes de la métropole. Un problème de mobilité ? On envoie le tramway. Un problème de logements ? On en met 50 000 autour du tramway. Aujourd’hui, on voit les limites du tramway pour structurer le réseau de transports en commun du noyau urbain d’une aire urbaine de 1,2 million d’habitants. Le réseau de tramway est régulièrement saturé avec 330 000 voyageurs par jour. Pour y répondre, la métropole s’est engagée dans l’optimisation de l’existant avec la mise en place des terminus partiels, ce qui a permis d’injecter plus de rames sur les tronçons centraux et d’augmenter la fréquence. Mais ce faisant, la métropole a ajouté de nouveaux problèmes sans résoudre les problèmes de saturation déjà existants.
Une infrastructure encombrée
L'optimisation du réseau de tramway a contribué à l’encombrement de l’infrastructure. Le moindre grain de sable grippe toute la mécanique et on se retrouve très vite avec des tramways qui se succèdent et se parasitent les uns les autres. On assiste par conséquent depuis quelques années à une baisse de la vitesse commerciale du tram sur ces tronçons centraux.
Des conflits d'usage de plus en plus nombreux
Le tramway est aussi confronté à une forte croissance des mobilités alternatives alors que "le tramway a fait du mal au vélo" selon le président de VéloCité. Le tramway doit plus que jamais partager un espace public qu’il a eu tendance à monopoliser. Ce nouvel environnement urbain conduira nécessairement à des réductions de la vitesse du tramway pour faciliter la cohabitation.
Un vieillissement prématuré des rames
L’augmentation de la fréquence du tramway a mis l’infrastructure comme les rames à rude épreuve. Sur le métro de Rennes qui est un peu plus vieux, il n'y a aucune interruption estivale pour réaliser de lourds travaux. En revanche, il a fallu moins de 15 ans à Bordeaux pour que des travaux lourds soient entrepris sur le tram, avec des interruptions du trafic très impactantes pour les usagers. Et ces derniers sont déjà prévenus, il faut s’attendre à ce que les interruptions estivales se renouvellent. Les rames souffrent également. En moyenne, sur une journée, chaque rame sollicite ses batteries 150 fois à cause de problèmes d’alimentation électrique. Par conséquent, les pannes se multiplient. Si le taux de panne en 2014 était de 0,32 panne pour 10 000km, il est désormais de 0,42. Cela représente concrètement une augmentation de 146% du nombre de pannes sur cette période. Et ça, c’est à cause de la saturation actuelle du réseau. Or, au regard de la fréquentation et de la dynamique du réseau, on peut raisonnablement s’attendre à une augmentation de plus de 40% du nombre d’usagers sur le réseau d’ici 2030. Imaginez l’état du réseau en 2030 dans ces conditions !
Une démographie favorable au métro
Alors que la ville centre a connu une longue période d'hémorragie puis de marasme démographique, elle séduit à nouveau. Entre 1990 et 2019, Bordeaux a ainsi gagné plus de 50000 habitants. D'ailleurs, ce rebond démographique doit beaucoup au tramway, mais ce dernier est désormais dépassé.
Cette démographie dynamique a conduit à une concentration non seulement d'habitants mais aussi d'emplois, de scolaires. Et ce qui importe dans la conception d'une ligne de transport en commun, ce n'est pas tant le nombre d'habitants dans la commune que la densité d'habitants, d'emplois et d'étudiants autour de la ligne. Il se trouve que certains axes, certains quartiers, certaines opérations d'urbanisme qui ne sont aujourd'hui pas desservis aujourd'hui auront en 2030 une densité plus élevée que celle que l'on peut constater autour des lignes de tramway actuellement.
La saturation des lignes de tramway confirme la nécessité d'un métro pour desservir des secteurs dont la densité sera beaucoup plus élevée. D'ailleurs, la densité de ces secteurs sera même supérieure à celle constatée aujourd'hui autour des lignes de métro de Toulouse, qui transportent chacune plus de 200 000 voyageurs par jour !
Le projet de métro de 1986 comportait de nombreuses lacunes et ne répondait pas aux caractéristiques économiques et politiques de la métropole à ce moment-là. Mais la métropole a beaucoup changé et elle a fait l'expérience du tramway, qui devait permettre de faire l'économie d'un métro. Maintenant que le tramway sature, le métro s'impose.
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